Steve Diggle: Pete et moi avons été un peu surpris par le départ d'Howard. On répétait chez lui. Un jour, on était dans le salon quand il est entré et nous a dit qu'il quittait le groupe. C'était un choc, on avait fait seulement une poignée de concerts. Il lui restait une année d'études, il voulait la terminer. Il nous a dit: 'j'ai obtenu ce que je voulais, j'ai fait un disque, maintenant je peux partir'. Quand il a dit ça, Pete et moi nous sommes regardés et on a dit: 'Eh bien, on va continuer sans lui'. On a recruté Garth à la basse (...) il était à l'école avec Pete.*
Howard Devoto: même si j'avais quitté les Buzzcocks, j'écrivais toujours avec Pete - The Light Pours Out Of Me, Shot By Both Sides...
Pete m'a montré Shot By Both Sides à Lower Broughton Road. Il m'a donné la base de la chanson - les accords et la phrase de guitare. Lipstick, c'est la version de Pete. Je ne sais pas s'il avait écrit toutes les paroles à l'époque. Il avait déjà toute une mélodie. Je suis sûr qu'il avait aussi la mélodie chantée. Il m'a passé une guitare, j'ai pris la rythmique et lui, le lead. J'aimais beaucoup la chanson, et il a accepté que je la prenne. Il me l'a offerte et j'ai pu en faire quelque chose. Je n'ai gardé que la ligne de guitare et j'ai tressé autours.*
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| Garth à la basse et Pete avec sa Starway. P.I. |
Richard Boon: on savait qu'Howard allait partir pour reprendre ses études. Il ne voulait plus être un punk, ça ne lui plaisait plus. C'est pour ça qu'il a formé Magazine.*
Howard Devoto: en février, les Buzzcocks sortaient leur premier disque, Spiral Scratch, sur leur propre label, New Hormones. Il n'y avait aucun label en activité à Manchester à ce moment-là, c'est une simple question d'ambition (...) Mais nous avions aussi d'autres ressources comme emprunter de l'argent au père de Pete.(°)
Buzzcocks continuent donc sans Howard Devoto, Garth Davis revient et Steve Diggle passe de la basse à la guitare.
Gina Sobers (The Liggers): les Buzzcocks ont amené le punk dans le Nord et ont fait connaître la scène locale. Je les ai adorés dès le début. Ils avaient de bonnes chansons qui me parlaient, comme 'Boredom' (...) Howard a quitté les Buzzcocks et a fondé Magazine, ça faisait deux super groupes pour le prix d'un.*
Les répétitions débutent avec ce nouveau line-up. Il faut travailler le répertoire de 1976 sans Howard Devoto, Pete Shelley doit s'approprier les paroles, écrire de nouvelles chansons avec le groupe et Steve Diggle doit inventer des parties de guitare. Après quelques semaines, les Buzzcocks refont des concerts.
Howard Devoto: après mon départ, je continuais à donner des coups de main au groupe. J'étais encore très impliqué (...) Je passais les commandes de pressage et je les aider à coller les pochettes de Spiral Scratch. Je suis même allé voir les Buzzcocks à leur premier concert sans moi ! C'était au mois de mars, au Harlesden Coliseum, avec les Clash.*
Jon Savage: j'ai vu les Buzzcocks au Harlesden, avec Clash et les Slits. Je les ai trouvés géniaux. J'adorais les chansons comme Fast Cars. Au lieu de gueuler que tout allait mal, ils parlaient de la vie quotidienne.*
En avril, Buzzcocks jouent au Roxy de Londres, le concert est enregistré et voit le jour en 1989 sous la forme d'un LP et d'un CD. Il montre un groupe parfois hésitant, la nouvelle formule sans Howard Devoto doit encore travailler, mais l'essentiel est là: l'énergie et de très bonnes nouvelles chansons signées Pete Shelley. Pour la technique, il faudra attendre un peu mais qui s'en soucis, au fond? Pas le public du Roxy, en tous cas, qui semble passer une très bonne soirée.
Kevin Cummins: j'ai rencontré Pete début 1977, au concert des Pistols à l'Electric Circus (en fait, en décembre 76) juste avant le départ d'Howard. Ils avaient cette réserve typique des gens instruits alors que les Drones et Slaughter & The Dogs étaient juste des 'scallys', des petites frappes du nord qui tentaient leur chance dans la musique. Les Buzzcocks étaient plus cérébraux, et ils me faisaient un peu peur, je les trouvais très malins à cause de leurs textes et de leur marketing. La première fois que j'ai filmé un concert, c'était en mai 1977, au Band On The Wall. Avec Pete Shelley au chant, c'était un groupe sensationnel. Mon premier article pour le NME date de juillet 1977. Une double page sur Manchester, avec Buzzcocks et Magazine, et une grande photo d'Howard.*
Le 13 mai, les Heartbreakers jouent au Parr Hall de Warrington avec Buzzcocks et Slaughter And The Dogs. Une soirée mouvementée, semble-t-il.
John Maher: moment mémorable, nous avons dû, à plusieurs reprises, maîtriser Garth après une altercation avec l'un des Heartbreakers et la plupart des membres de Slaughter And The Dogs.(+)
Le 25 juin, le groupe pose définitivement ses marques sur le plan politique en participant au concert Rock Against Racism. Il est annoncé dans la presse sous le nom de Buzz Cocks.
Durant l'été 77, un deal est trouvé avec le label United Artists. Le contrat est signé le 16 août.
Richard Boon: on a commencé à voir des directeurs artistiques venir aux concerts et, en 1977, on a conclu un deal avec Andrew Lauder - c'était le plus sympathique de tous les types de j'avais rencontrés. Le jour où on a signé chez UA, à l'Electric Circus, Lauder s'est pointé. J'ai reçu un coup de fil de Maurice Oberstein (CBS Records), qui me demandait en râlant pourquoi on ne voulait pas signer chez eux, mais on est resté avec Andrew et UA.*
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| Interview Pete Shelley, Sounds 17.09.77 |
Une semaine après la signature du contrat débute l'enregistrement du futur album. Une première session a lieu aux Trident studios de Londres le 23 août où Buzzcocks met quatre démos en boîte. Le 31, c'est aux studios Indigo de Manchester que quatre nouvelles chansons sont enregistrées, suivies de Oh Shit! le 9 septembre aux TW Studios de Londres et cinq autres titres, le 14 décembre, aux Morgan Studios, toujours à Londres. Ces quatre journées de studio figurent sur l'album Oh Shit! (The "Another Music In A Different Kitchen" Demos 1977) et sur le CD bonus de Another Music In A Different Kitchen sorti en 2008.
Le 25 août, Buzzcocks passe à Leeds. Deux titres figurent sur le bootleg Razor Cuts et malgré une qualité sonore discutable, on remarque de gros progrès depuis le changement de line-up en début d'année. Le 7 septembre a lieu l'enregistrement de 3 titres (Fast Cars, Pulse Beat, What Do I Get?) live à la BBC pour John Peel. Ici aussi, parcours sans faute, Buzzcocks joue avec la précision d'un sniper.
John Robb: après les Buzzcocks, Devoto créa Magazine avec lequel il fit sauter toutes les barrières du punk pour définir un nouveau territoire musical, le postpunk. Pendant ce temps, les Buzzcocks, désormais emmenés par Pete Shelley, étaient sur le point de devenir l'un des grands groupes pop de leur époque.*
Le week-end du 1er et 2 octobre ont lieu des concerts à l'Electric Circus avant sa fermeture définitive. Le gang de Pete Shelley participe à le seconde soirée et le concert est enregistré. Time's Up figure sur la compilation live sortie en 1978, Short Circuit - Live At The Electric Circus et le concert complet est disponible aujourd'hui sur le CD bonus de l'album Another Music In A Different Kitchen.
Le set est un parcours sans faute et les nouvelles chansons écrites par Pete Shelley sont une vraie bouffée d'oxygène pour la scène punk anglaise qui commence à montrer des signes de fatigue, entre clichés sur trois accords et slogans politiques réchauffés. Shelley parle de la vie de tous les jours, de romantisme, de sexe et la musique de Buzzcocks navigue habilement entre punk, power-pop et postpunk même si ce terme n'est pas encore né.
Orgasm Addict/What Ever Happened To ? est le premier single et le seul à sortir chez United Artists en 1977. Arrivé dans les bacs courant octobre, c'est une exploration de la sexualité avec des paroles parfois crues, des paroles punks et la BBC refuse de diffuser le single qui se vend bien, malgré tout.
Sneaking in the back door with dirty magazines
Now your mother wants to know what all those stains on your jeans
And you're an orgasm addict, you're an orgasm addict
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| Poster: Linder, Malcolm Garrett |
Jon Savage:
j'ai adoré Orgasm Addict à sa sortie et je pense toujours que c'est l'un des meilleurs singles punk de tous les temps.*
Il a été enregistré avec le nouveau bassiste, Steve Garvey. Garth s'est fait virer ou bien a quitté le groupe, tout dépend à quelle source on se fie, son comportement étant devenu un vrai problème pour Buzzcocks.
Steve Diggle: un jour, Andrew Lauder nous a porté une pleine caisse de lager et après avoir tout bu, Garth a commencé à s'agacer après quelque chose et il a balancé sa basse dans les escaliers alors que nous étions en train de quitter les studios (...).
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| Garth à droite. Photo K. Cummins |
Garth n'avait pas vraiment de bons goûts vestimentaires alors on cherchait quelque chose qui pourrait lui aller et on a trouvé cette combinaison de travail. On lui a fait essayer et de façon assez surprenante, elle lui allait parfaitement et collait très bien à l'image du groupe. C'était, semble-t-il, la seule chose qui lui allait, elle cachait un peu son corps immense et ça le mettait bien en valeur par rapport à nous autres. De façon assez étrange, dès qu'il la mise, il est devenu Garth, le Monstre Punk. Et dès qu'il la mettait et qu'il avait sa grosse basse, il était prêt à passer à l'action, la putain d'action, le bordel ou quoi que ce soit. C'était Garth, il était ainsi. (**)Joe Strummer l'avait toujours bien aimé. Pendant la tournée White Riot, les Clash ont fait une fête dans un grand hôtel tout en béton. J'étais accoudé au bar avec Joe et quelques personnes quand soudain, on a vu Garth se faire jeter dehors. Il a fallu six videurs pour le maîtriser. Sacré personnage. Joe n'a jamais oublié cet épisode.*
Peu à peu, Buzzcocks évoluent musicalement et visuellement. Les designers Malcolm Garrett et Linder Sterling explorent d'autres univers que ceux déjà présents dans le punk. Ils sont inventifs, exactement comme Jamie Reid et Helen Wellington pour les Sex Pistols, ils font preuve d'imagination au lieu de recycler bêtement ce qui se fait à Londres. Ici, pas de collages façon lettres anonymes ou d'esthétique 'tarte à la crème', c'est ce qui va permettre au groupe de se démarquer, en plus de sa musique punk innovante.
Malcolm Garret: Hawkwind a eu une grande influence sur la manière dont j'ai travaillé avec les Buzzcocks. Ils étaient en rupture totale avec l'industrie musicale, il y avait une unité familiale entre Barney Bubbles, les danseurs et l'éclairage. Quand vous alliez les voir, vous entriez dans toute cette expérience, même sans drogue. A l'époque où je travaillais avec les Buzzcocks, j'essayais de m'assurer que chaque pièce, chaque morceau, fasse partie d'un tout, que rien dans les affiches, badges ou pochettes ne donnait l'impression d'avoir été fait par quelqu'un d'autre.(°)
Jon Savage: les Buzzcocks ont pris avec eux les apprentis designers Linder et Malcolm Garrett dans un projet de look global: ils considéraient leur musique non comme une fin en soi, mais comme un point d'attraction. Pour Linder, le travail graphique était une extension logique de sa vie sociale.(°)
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| cosmetic metal music: manicured noise |
Linder Sterling: le punk annulait la question: 'est-ce que je peux faire ça?'. Je me suis mise à faire quelques collages assez naturellement. Je prenais beaucoup de photographies et je m'interrogeais sur ce que je pourrais bien faire avec. J'ai commencé à en avoir marre et j'ai abandonné les collages pour le montage, utilisant des scalpels, des morceaux de verre. J'ai toujours aimé les magazines, j'en avais deux piles distinctes, l'une constituée de magazines de mode et à l'eau de rose et l'autre de magazines pour hommes, voitures, DIY (bricolage), pornographie qui, de nouveau, en appelaient aux femmes mais sous un autre aspect. Je voulais faire côtoyer les cuisines aménagées et la pornographie pour voir quelle drôle d'espèce en naîtrait. J'effectuais tout sur une plaque de verre avec un scalpel, très proprement, comme si je faisais un puzzle (...) Le premier que j'ai réalisé de cette façon, c'était pour un concert des Buzzcocks à Rafters: 'cosmetic metal music: manicured noise' (musique métallique cosmétique: bruit manucuré)(°)
En fin d'année, Buzzcocks partage la scène avec Siouxsie & The Banshees (qui ne sont pas encore signés), Penetration, The Worst ou encore Subway Sect. Si certains des autres groupes se font parfois descendre (pauvres Worst !), les critiques envers la bande de Pete Shelley sont très élogieuses, les chansons pleines de mélodies, de romantisme, touchent les rock critiques.
Kim Davis (The Roundhouse. NME 24.12.77): les Buzzcocks jouent désormais un set qui, par sa variété, son courage, son intelligence et son raffinement musical intact, distance tous les autres groupes de deux ans environ. De manière plus significative, ce soir, leurs chansons sont une affirmation d'espoir, tout en reconnaissant les problèmes, les questions et la réalité du terrain vague qu'est 1977.
Jon Savage (The Roundhouse. Sounds 24.12.77): Ils ont tout pour eux. Accessibilité/Expérimentation. Et en plus, l'humanité. Dansez sur une romance moderne, Buzzcocks vous ouvre les portes de votre cœur.
Another Music In A Different Kitchen est enregistré aux Olympic Studios de Londres en décembre 1977 et mixé en janvier 1978. Produit par Martin Rushent qui a également travaillé sur des albums de Dr Feelgood, Stranglers et Generation X, il sort en mars de la même année. Les premiers exemplaires sont vendues dans une poche plastique grise comme la pochette de l'album avec le nom du groupe et la mention 'Product'. Lors de ces sessions aux Olympic Studios, Buzzcocks enregistre également deux titres hors album qui sortiront en single en février 1978, What Do I Get? et Oh Shit!. L'album, quant à lui, sort en mars.
Un disque magnifique de puissance et de mélodies, nerveux et incisif comme la musique de l'époque. Il doit être considéré aujourd'hui comme un monument du punk anglais, égal aux premiers albums de Damned, Clash et à l'unique LP des Sex Pistols.
A suivre ...
Sources:
(+) page de John Maher sur le réseau social X
(°) England's Dreaming de Jon Savage.
(**) Chronology (CD EMI 1997)
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